Lorsque les mains font événement

À propos de la série « Interbeing » de Michel-Alain LOUŸS et WANG Han

Il y aurait de multiples façons de parler de ce projet et de ces photographies. De choisir des mots pour les entendre se propager dans l’espace et résonner tout autour. La difficulté, c’est d’imaginer un discours qui traduise ou fasse écho à ce que ces photos sont. Il faudrait parvenir à trouver des énoncés dont l’articulation échapperait aux contraintes propres au langage de sorte que ce qui serait dit n’aurait ni commencement ni fin : un discours qui s’affranchirait du JE comme du TU, et estomperait les limites qui séparent le corps du langage, la pensée de la non-pensée. Une sorte de langue étrangère d’un devenir nomade pour des êtres en mouvement. Parce que ce que l’expérimentation révèle, c’est que le corps n’est jamais un domaine achevé dont la cartographie pourrait être dressée une fois pour toutes. Alors tenter, tant bien que mal, d’avancer malgré la linéarité imposée par ces lignes, pour tracer des explorations et chercher à restituer l’expression d’intensité de ces images au-delà des mots, en dehors des catégories du texte et des idéologies. Dire ce que l’œil voit, ce qu’il saisit, ce qui le traverse – sans chercher à l’expliquer.

C’est tout d’abord une œuvre personnelle, parce qu’elle part de ce qu’ils sont. L’un chinois, l’autre européen. Une femme, un homme. C’est une production à deux, manière de renoncer durablement à en être l’un ou l’autre l’auteur. Parce qu’il leur fallait être deux sans quoi rien de ce dessaisissement n’aurait pu arriver. Dans une singularité duale strictement complémentaire qui s’anonyme. Ni récit d’une lutte, ni celui d’une fusion. Juste la reconnaissance d’une intention d’avenir qui débute avec leurs mains nues et la force productive du désir.

Ce que l’on voit, ce sont des photographies qui provoquent l’événement dans l’ici et maintenant de l’appareil photographique. Le cliché saisit une immobilité éphémère qui s’inscrit dans le mouvement qui réunit les mains de ces deux êtres. L’œil qui regarde capte ce moment qui d’une certaine façon échappe aux intéressés eux-mêmes. Qui fait que leurs corps prennent forme dans l’espace où ils se retrouvent. La photographie rend visible une part d’humanité jusque-là gardée dans l’ombre. C’est grâce à ce dehors qui se tisse que leurs mains nous parlent en leurs noms propres. Goût pour des choses simples et épurées.

Et pourtant, c’est très curieux, cette dépersonnalisation qu’apporte le cadrage serré sur leurs deux mains : c’est lorsque ni l’un ni l’autre ne se prend plus pour un sujet qu’ils parviennent à articuler leur propre chant et que leurs voix émergent en chœur. Une exposition pure où la peau du nu devient celle d’une image et fait entrer de la lumière chez ceux qui regardent ces photographies. Nu qui ne cache ni ne révèle rien : la nudité de ce qui est en train de naître disparaît au profit d’un sentiment de plénitude, d’une présence que la révélation photographique porte à son comble. C’est la nudité qui fait être au monde de cette manière-là, pleine et cependant dépouillée d’elle-même. Exposition d’un sens naissant à fleur de peau, assaut contre les limites qui bornent. Mains qui sont un pinceau inscrivant une trace qui transforme du temps en espace.

Ce sont les mains d’une femme et celles d’un homme. Deux couleurs de peau distinctes. Leur authenticité ne fait aucun doute. Nulle part, il n’est mentionné explicitement qu’il s’agit des mains des photographes, on le devine ou plutôt on souhaite s’en convaincre car cela serait plus simple. Les deux mains sont habillées d’un fond noir profond. Il n’y a là ni de concept ni d’arrière-pensée. Pas d’idée immédiatement émergente. On pourrait même imaginer qu’il n’y ait pas d’objet du tout. Que cela cesse de représenter quoi que ce soit – une sorte de recherche initiatique de l’impossibilité de l’objet ou de son ailleurs.

Juste des mains nues parce qu’en dehors du cadre, ils sont vraisemblablement nus tous les deux et que cela libère une énergie singulière pour, à travers un processus d’embellissement, faire de ce moment traversé un espace de beauté auquel on puisse naturellement s’attacher à défaut de pouvoir s’y ancrer.

Mouvements des mains qui se dégagent du conventionnel, du convenu ; c’est ce qui transparaît dès les premières lignes des corps. Ces caresses cherchent, dans une présence joyeuse et naïve, ce qui se dérobe, ce toujours inaccessible – une forme d’avenir pur, sans contenu propre. La main de la femme est hospitalière. Du moins, c’est comme cela qu’il la voit à côté de la sienne lorsqu’il regarde de nouveau leurs photographies. Plus tard. Lignes sobres, sans figures qui captent l’œil. Promesses ouvertes sur l’insaisissable. Pas de modèle ni à proprement parler de formes mais des rapports entre des éléments non déterminés. C’est l’apprentissage d’un mouvement tout orienté vers le dehors et non celui d’un savoir qui serait prisonnier du dedans.

Ce que ces photos donnent à voir, c’est un désir qui naît de ce qui se conjugue, de ce qui se déploie, de l’attention portée à l’autre qui est le réveil de toutes les attentions, une tension sereine portée vers un devenir qui ne peut ni se dire ni se donner tout à fait. Quelque chose manifestement circule de l’un à l’autre, revient, part, affirme sa présence puis s’estompe. Pas d’attente précise d’un fait futur. Chaque photo est l’histoire fugace d’une initiative, d’un geste esquissé ou accompli qui créé la possibilité d’un point de départ, qui montre ce qui est là en train de se construire dans un espace où le langage des mots fait défaut et où la pensée demeure incertaine voire en retrait.

Étonnamment, face à ces clichés, pas de sentiment de déjà-vu sans doute parce que ce qui est vu n’est pas ce qui est montré. Les images sont poétiques car elles ne répondent à aucune nécessité, à aucun questionnement, ne coïncident pas avec les catégories auxquelles la pensée se soumet usuellement. Parce que la trace de ces mains qui se joignent est destinée non à durer mais à s’effacer.

La finalité, peut-être, du projet ne devient intelligible seulement une fois celui-ci achevé et montré : c’est une invitation à faire l’expérience d’un événement pur qui unit et relie, à découvrir un flux qui ne témoigne d’aucun manque et puise de nouvelles forces gaies de ce qui arrive. Une invitation à poursuivre comme un écoulement d’eau ou un courant d’air et de lumière, jusqu’à de nouveaux rivages, la trace née de cet espace partagé qui s’établit et dure par sa disparition même. L’intéressant, c’est la présence du dehors, tout autour.

Mouvements de ces mains, répétitions qui estompent les différences, brouillent les distinctions et tout ce qui sépare. Frontières mouvantes. Une carte des devenirs se dessine. Désir de construction. Désir encore à venir. Ces mains qui se touchent toujours recommencent et, à travers ce recommencement, nous imposent l’idée que cela n’a jamais véritablement commencé car, dès le début, il s’agissait d’un recommencement et non d’un commencement, ce qui écarte la question de l’origine et ouvre à ce qui n’ayant ni commencement ni fin rime avec incessant, interminable et faims innombrables. La répétition, dans la simplicité qu’elle constitue, est une émancipation. Elle tourne le dos à l’immobile. Ouvre une brèche. Dans ce qu’elle dit et qu’elle tait d’un peu différent à chaque fois, dans ce qu’elle trace en filigrane de l’éphémère, de la séparation, de la diversité du désir, de l’attention portée à l’autre, de l’attrait de l’altérité. Il n’y a là ni question de pouvoir, ni volonté de possession ou de connaissance. Juste l’établissement, grâce à la rencontre de l’autre, d’une intériorité dans ce qui là prend corps, se noue puis se dénoue l’instant d’après.

Chaque photo, à travers le changement et le multiple qu’elle introduit par ses variations, produit sa frange de réel. Ce qu’elle recèle de fragmentaire et d’éphémère travaille à effacer partiellement les vues qui l’ont précédée pour contribuer à faire de ce moment une expérimentation plutôt qu’une interprétation. L’enjeu devient le prolongement de ce mouvement libre. Pour espérer induire des moments de vie qui ressemblent à une œuvre d’art.

C’est l’histoire du bonheur inouï d’une presque disparition, de l’accomplissement délicat mais sidérant d’une ligne de fuite qui ne s’inscrit dans aucun territoire particulier. S’ils avaient eu conscience de cela avant de commencer, ils n’auraient sans doute pu montrer ainsi ce que l’événement photographique a permis de déclencher mais que leurs yeux n’avaient pas su voir jusqu’alors et qu’a fixé l’appareil. Un écart aurait subsisté entre leurs mots et cette partie du réel. Mais là, tout est laissé dans l’état d’apparition de ces fragments de temps infimes, sans correction, sans suppression, dans une singularité brute qui se résout en évanouissement. Sans intention. Échappant aussi bien à des fins de savoir qu’à des fins de plaisir. Laissant regarder ces mains comme ils ne les avaient jamais vues eux-mêmes. Ces photos ne parlent pas de quelque chose car ce qu’elles montrent c’est juste le moment contemporain de la photographie. Une fascination sans parole. L’enjeu est alors pour celui qui regarde comme pour ceux qui sont regardés, d’être digne de l’événement qui arrive, digne de cette construction de l’ordre des corps, qui déploie et étire le désir, de vue en vue, de façon contagieuse et sans l’épuiser.

Matthias Nicolas 30/09/2014

Présentation de la série

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